Les Grecs, on le sait, considéraient la démesure – l’hubris – comme le pire des défauts. Nous dirions des péchés. La justice, qui est la vertu sociale par excellence, est donc aussi, par excellence, la mesure. Mais la mesure, comme son nom l’indique, veut la connaissance précise et critique de tous les éléments dont elle est, précisément, la mesure. La mesure n’existe pas sans la connaissance de ce qu’elle doit mesurer. Le malheur de notre institution judiciaire française, dans sa forme actuelle, tient à une double ignorance : l’ignorance de la réalité existentielle, l’ignorance de la fin poursuivie.

Dans un ordre, non pas idéal mais humain, les juges prennent connaissance de la réalité des choses par les pièces que les parties – personnes et avocats – leur présentent, et tranchent les difficultés, conflits et désaccords qui ont surgi, par le recours au sens du droit, « id quod justum est ». Ce qui est juste, c’est-à-dire « rendre à chacun ce qui lui est dû ». Dans cette recherche du juste, le juge s’aide des explications des parties, des textes de lois, des usages et règlements et de toutes choses qui peuvent y concourir. En marge, et surtout en oubli de cette méthode essentielle, nos législations modernes ont instauré une pratique où le droit est né de la volonté du législateur, où la justice consiste à adapter ce « droit » aux situations concrètes.

La Justice, une arme idéologique

Le rapport annexé au projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice la définit ainsi : « Trait d’union indispensable entre sécurité et liberté, la justice fonde le contrat social et forge l’esprit républicain ». Toute notion de droit – « ce qui est juste » et « rendre à chacun ce qui lui est dû » – est évacuée au nom d’une phraséologie totalement vide de sens, qui permet ainsi au législateur et, donc, à l’exécutif de faire ce qu’il veut. C’est une arme d’une extrême efficacité pour le maître de l’État et, plus encore, pour les juges dont il a besoin pour exercer sa volonté. Car les juges sont les seuls, dans l’ordre social, à disposer de ces moyens que Lénine définit ainsi : « détachement d’hommes armés – prisons », ce qui, pour lui, était l’essence même de l’État.

Dès lors, dans le conflit pour la conquête du pouvoir, l’arme judiciaire qui permet de déconsidérer, d’emprisonner, de ruiner financièrement ou les trois à la fois, un adversaire, prend une dimension exceptionnelle et fait de celui qui tient cette arme – le juge – une pièce essentielle du combat politique. Nous avons tous le souvenir de la justice financière poursuivant F. Fillon, candidat à la Présidence de la République, avec une ardeur incroyable jusqu’au moment où, battu aux élections, ses turpitudes n’avaient plus lieu d’inquiéter les juges qui sont passés à autre chose.

Quelle indépendance ?

À un degré moindre, pour Marine le Pen ou Jean-Luc Mélenchon, l’orchestre judiciaire a joué des mélodies voisines. Elles peuvent se renouveler demain pour tel ou telle que le pouvoir – tant qu’il reste le pouvoir – considère comme gênant. Elles peuvent aussi, à un moment, se retourner contre ce pouvoir, ce qui signifie alors pour ceux qui savent lire l’histoire judiciaire, que les juges ont décidé que ce pouvoir n’était plus le pouvoir.

Car la carrière des juges dépend de ce pouvoir. Et si ce « pouvoir » a cinq ou dix ans devant lui, leur carrière, à eux, en a trente ou quarante. Elle ne se joue pas dans l’instant, et cela leur permet de faire entrer, dans leur décision, d’autres éléments. Cette durée peut être fondatrice de cette vertu indispensable à l’œuvre de justice, qui est l’indépendance. L’indépendance, à l’égard des pressions de l’exécutif, mais aussi des pressions médiatiques, mais encore des pressions familiales, mais toujours des pressions internes, personnelles, tenant à l’idéologie, aux goûts, aux préventions, à l’humeur….

Cette œuvre de justice est un sacerdoce.

L’actualité judiciaire lepéniste ou mélenchoniste, comme auparavant filloniste, puis, aussi, après les mandats en question, « chiraquienne » ou « sarkozyste », révèle le manque de mesure et d’indépendance qui est, aujourd’hui, le vice fondamental. Ce combat pour le respect de la mesure et la véritable indépendance commence à l’intérieur de l’âme du juge. Comme pour avoir une bonne information il faut de bons informateurs, pour avoir une bonne justice il faut, d’abord, de bons juges.

Cette profession ne s’apprend pas tout seul, avec des examens et des diplômes. Elle est le fruit d’une expérience transmise et d’une méditation continue. Elle veut du discernement d’abord, puis du courage pour mettre en œuvre le résultat du discernement. Son véritable maître, c’est Socrate. Mais, à Athènes, les juges ont condamné Socrate. L’histoire, donc, ne date pas d’hier. En France, par la grâce de Dieu, nous avions fait un Grand Juge, indépendant et continu, dont le principal attribut était, précisément « la main de justice » et dont la devise était de « savoir toujours raison garder ».