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Des bienfaits de la blague

Alain Paucard, le président fondateur du Club des Ronchons, affirme que les blagueurs sont les dernières personnes sérieuses.

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Des bienfaits de la blague

Le douzième recueil du Club, Végâneries (éd. Via Romana), le confirme, étant impossible de réduire cet ensemble de textes et de dessins variés à la simple rigolade. À preuve, la diversité des talents des 26 auteurs et des deux dessinateurs ; ainsi, loin d’un rigolo comme Yannick Lebetteravier, pseudo de ce plaisantin de Bernard Leconte, vous trouverez Jean Tulard, de l’Institut, vous informant savamment des menus de Napoléon ; en face d’un criminologue de réputation internationale comme Xavier Raufer, vous pourrez lire un inconnu nommé Jean Dutourd, qui vous parle de cheval avec passion, ou un illuminé, qui guette l’arrivée des cosaques (ce bloysien s’appelle Bruno Lafourcade) ; sur une page vous aurez un poète délicat comme Jean Berteault, et sur une autre, un loustic comme Philippe Lacoche. Ici, vous avez des gens qui réfléchissent, et là, des nerveux qui racontent n’importe quoi en se marrant, interpelant des farceurs qui sont sur un autre balcon, et encore plus loin, des types à la mine grave de bedeaux, qui vous débitent des sornettes, dont une femme, la seule, entrée par effraction sous un déguisement grossier, Capucine de Mornétreinte – ne le répétez pas à Paucard, c’est une de mes cousines de Normandie, à qui j’ai prêté mon chapeau.

Et de quoi parlent ces gens, qu’on dirait rassemblés pour une rêve-partie ? De Véganine – vous vous souvenez ? un médicament qui soignait les enfants fiévreux –, de Parigot et de la préparation de la tête de veau, de désespéré en évoquant un titre espagnol et nervalien, de morale universelle, d’arche de Noé – eh oui ! même la Bible, ils l’ont lue ! – et de tas d’autres choses, dans les styles les plus hétéroclites, mais toujours élégants, amusants, pleins d’esprit et de justesse. Surtout, ils montrent avec délectation et de toutes les manières que les « végans » sont des dérangés mentaux, dont le projet est la destruction de l’homme tel qu’il est aujourd’hui, à la suite d’une évolution qui a remplacé l’art de déchirer sa proie à belles dents par celui de la cuisiner avec goût.

Devant cette accumulation de traits bizarres, je me suis posé la question cruciale, que j’aurais déjà dû me poser depuis longtemps : qu’est-ce qu’un ronchon ? à quelle marque reconnaît-on le vrai ronchon de club ? Inutile de demander au président Paucard : il répondrait qu’on le sait bien. Pas plus efficace de s’adresser au dictionnaire, qui. vous dira que le ronchon est un râleur, un type qui a sale caractère, alors qu’il apparaît évident à les fréquenter que les ronchons sont des joyeux lurons, qui s’amusent à propos d’un rien, tant ils ont l’esprit tourné à saisir le plus maigre détail pour en faire une épopée drolatique. J’en déduis que le premier caractère du ronchon est d’être un observateur doté d’yeux particulièrement perçants, et qui observe de préférence ce qui le fait rire. Son deuxième trait est d’être un imaginatif hyperbolique. Il ne peut inventer timidement, il faut qu’il se jette dans l’exagération. Non parce qu’il serait marseillais, mais parce qu’en grossissant un objet, il fait comprendre comment il est constitué, et par conséquent, nous donne de voir mieux d’où il vient et où il va. Ensuite, le ronchon est un homme marrant. Il a tellement d’esprit que ça fuse de partout, qu’il ne peut pas le contenir. Même quand il dit des bêtises, ce sont des bêtises spirituelles. Il y a des gens qui disent des bêtises lugubres ; le ronchon en dit avec enthousiasme, avec éclat, avec bonheur. Le ronchon est bête avec génie. Quand il est bête, bien sûr. Parce que le plus souvent, le ronchon est intelligent. Pour mieux dire : le ronchon est par nature intelligent, mais le plus souvent il a honte de cette intelligence qui le travaille comme une fièvre, et il déguise donc sa gêne sous un apprêt de bêtise. Un ronchon qui dit des bêtises, ce n’est pas un imbécile qui se vide, c’est un humble prophète qui annonce des mystères que personne n’avait vus encore, des mystères d’avenir. Parce que les gens éclairés savent que les mystères annoncés par les prophètes apparaissent d’abord comme de grosses bêtises aux yeux de ceux qui n’ont pas le don de voir ce qui vient, car voir ce qui vient, selon Aristote qui n’est pas le premier venu, c’est le don des vrais, des seuls poètes.

Si après tout ça je ne vous ai pas donné envie de lire le dernier recueil des ronchons, je sens que vous allez m’attrister. Mais comme je ne veux pas être triste, je vais vous parler d’Élisabeth Segard, un auteur qui n’engendre pas la mélancolie non plus, croyez-moi. Ça se sent dès les premières pages de son roman Une certaine idée du paradis (éd. Calmann-Lévy). Son héroïne est maire de Mouy-sur-Loire – « moui-moui » à redoubler et à prononcer avec une finale liquide, entre le ei et le é, comme en Touraine, ce qui donne quelque chose comme une approbation retenue de vieille paysanne espiègle, du genre de la mère Denis, celle du « ça c’est vrai ça ». Cette héroïne, qui se prénomme Claudine, un beau prénom en littérature, possède l’art délicieux de clouer le bec aux imbéciles hargneux. Une première scène vivement dialoguée, et on est dans l’action : préparer les fêtes de Saint-Roch, essentielles pour la vie de cette bourgade méticuleusement française, loin des métropoles aux gloires sabirales et puantes.

Il y a dans ce petit paradis tout ce qu’il faut : un gentil apiculteur, un promoteur malhonnête, une folle de plantes qui a fui la grand-ville, un curé spécialiste en reliques et cérémonies, un vaste hôtel un peu vide, un bistrot bien rempli, tenu par un Ahmed qui adore la politesse et faire circuler les nouvelles ; il y a aussi des événements de toutes sortes, dont des meurtres à coups de marteau. Parce que ce roman qui ne veut pas le reconnaître est quand même un roman policier, avec une détective improvisée qui fait sa Miss Marple, mais une Miss Marple bien de chez nous, à la dégaine de fille délurée qui a vieilli avec grâce, des allures de racoleuse qui s’attarde, un passé plein de falbalas et de dentelles, qui a dû s’enfuir de Centrafrique pour ne pas devenir la ixième épouse de l’empereur Bokassa. Oui, oui : on est dans un village un peu paumé, mais on a voyagé, et pas seulement notre Miss Marple locale, qui se prénomme Violette (normal, pour quelqu’un qui a joué l’opérette et a failli devenir impératrice – je me refuse à être plus précis). On verra débarquer des types qui viennent de loin, et sont revenus de tout. Mais je vous laisse découvrir tout ça : rien de tel que de lire un livre de ses propres yeux pour y croire.

Mme Segard donne des titres à ses chapitres qui sont des expressions améliorées, par exemple : « On n’est jamais mieux servi que par les autres », un chapitre hilarant sur une fuite d’eau, avec rebondissements divers – et d’été, je ne peux pas m’empêcher – et en même temps, finement observé, pris de notre jolie réalité quotidienne – je parle par antiphrases, on aura compris, sinon tant pis. Un exemple suffit, il faudra acheter le livre pour avoir les autres (il y en a 26, autant que de chapitres, plus des notices touristiques et historiques qu’il faut prendre de l’air sérieux d’un commissaire en villégiature). L’auteur nous en raconte des vertes et des pas mûres, avec un naturel confondant ; d’ailleurs, elle excelle dans la satire qui ne se sent même pas tant elle est preste. Il faut donc prêter l’oreille et ne pas s’offusquer. Ainsi, l’amoureuse des arbres qui a été tuée doit être enterrée ; le mari débarque en Jaguar et décide de la mettre en terre à Mouy, ce qui étonne et l’oblige à s’expliquer : « Logique, elle s’est installée ici et elle y est morte, alors autant l’enterrer sur place. Un genre de circuit court, cent pour cent local. Ça lui aurait plu. » Voilà. Je crois que c’est un peu de l’humour anglais, mais je préfère rebaptiser ça « esprit français », pour rester un bon citoyen. En tous cas, les amateurs de violences sanglantes et de pensées lugubres peuvent passer outre.

Élisabeth Segard n’a pas l’intention de vous faire peur, mais de vous amuser à regarder le monde comme il va, avec des petites gens pleins de ressources et qui ne s’en laissent pas compter, ni conter, ou inversement. La mort ne les effraie pas parce qu’elle ne les étonne pas : ils savent qu’elle est toujours en embuscade, qu’elle est parfois plus drôle que ce qu’on craignait. Elle veut aussi que nous aimions nos maires de petites communes, qui se battent comme de beaux diables pour que les reliques soient promenées en procession et que les commerces puissent vivre. On est en plein dedans, en ce temps où des morveux pervers croient nous amuser en nous accablant de leurs fanfaronnades condescendantes. On sort de cette lecture rafraîchi, l’œil vif et l’âme pétillante. Mme Segard est une bienfaitrice, au même titre que les ronchons du club de Paucard : qu’ils soient tous remerciés.

  • Végâneries, Alain Paucard, via Romana, 112 p., 16 €
  • UNE CERTAINE IDÉE DU PARADIS, Elisabeth Segard, Calmann-Lévy, 352 p., 18,90 €

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